ALGER le 3, le 4 et le 5 mai 2000,
"Liberté de la presse et responsabilité des journalistes"
1 - Intervention de M. Hervé BOURGES, président du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), à l'ouverture des 4èmes Journées de la presse arabe francophone, à Alger, le 3 mai 2000.
M. le Ministre,
Chers amis,
L'audiovisuel connaît actuellement, dans tous les pays du monde, un bouleversement comparable à celui qu'a représenté, dans l'univers de l'écrit, l'invention de l'imprimerie. Cette révolution tient en un seul mot : le numérique. C'est la technologie numérique qui permet aujourd'hui de recevoir un service de radio sur un téléphone portable, et un service de télévision sur Internet. Et ce, sans contrainte de lieu, puisque ce monde de diffusion ignore les frontières.
Il est évident que cette évolution induit, pour tous les acteurs du monde de la communication, un changement d'univers. Lorsque nous travaillons, nous devons réfléchir à la possibilité pour nos images d'être vues dans le monde entier. Lorsqu'un média, quelque part dans le monde, livre une information, elle est accessible partout.
La question, classique, de la liberté de l'information et de la responsabilité du journaliste se pose donc en termes radicalement nouveaux et c'est sous cet angle que je pense devoir la traiter aujourd'hui, plutôt que de me cantonner à un discours théorique qui reprendrait les grands principes que nous avons tous présents à l'esprit, depuis les idéaux européens des Lumières jusqu'à l'amendement Jefferson à la constitution des Etats-Unis, qui en est l'héritière directe. La liberté d'expression et de communication est à juste titre présentée comme le socle du fonctionnement démocratique des Etats, car le pluralisme d'opinion doit être largement reflèté par la diversité des médias d'information.
En ouverture de la journée mondiale de la liberté de la presse, qui est célébrée aujourd'hui 3 mai dans le monde entier, le secrétaire général de l'ONU Kofi Annan, le directeur général de l'UNESCO Koïchiro Matsuura, le Haut-commissaire de l'ONU aux Droits de l'homme Mary Rodinson, ont publié un message commun en écho à la Déclaration de Windhoek du 3 mai 1991, qui énonçait les principes établis par les journalistes africains pour une presse libre, indépendante et pluraliste.
Mais nous devons aussi nous souvenir, que pour ce qui concerne les médias audiovisuels, ce pluralisme et cette liberté sont partout des phénomènes récents : en France, la première loi sur la liberté de la communication, qui en établit les règles du jeu, date de 1982, soit quelques mois après l'élection de François Mitterrand à la Présidence de la République.
Cette loi marque l'ouverture du paysage radiophonique, l'institution d'une Haute Autorité en charge de répartir les fréquences et de garantir le pluralisme, et elle sera suivie à la fois par une floraison de radios locales et associatives (la France compte aujourd'hui plus de 1.100 radios) et par la création de plusieurs télévisions privées, préparant la voie à la multiplication des chaînes thématiques que nous connaissons depuis quatre ans.
Je me contenterai également de rappeler que lors de ma désignation au Conseil supérieur de l'Audiovisuel, en janvier 1995, il existait moins d'une dizaine de chaînes de télévision en France, en comptant quelques chaînes locales, à Lyon, Toulouse et Lille, tandis que désormais les groupes de communication français éditent près de cent chaînes thématiques, reprises sur le câble et sur plusieurs bouquets satellite à destination d'un public français et international.
En cinq ans, quel chemin parcouru, et quelle mutation du paysage de la communication ! Nous en sommes aujourd'hui à réfléchir à la conquête d'une ultime frontière, celle de l'audiovisuel de proximité, permettant une multiplication des chaînes hertziennes locales, ce que devrait entraîner la mise en oeuvre de la diffusion numérique hertzienne dans les tout prochains mois.
Vous me pardonnerez ce court rappel historique, parce qu'il remet en perspective, mieux que l'énoncé des grands principes philosophiques et politiques, le cadre technologique et juridique dans lequel se situe nécessairement maintenant toute réflexion sur la liberté de l'information.
J'y ajoute cette ultime précision : il ne suffit pas de multiplier les journaux, les stations, les chaînes, pour assurer le pluralisme et l'ouverture. Il faut encore que leurs modes de financement soient variés, qu'ils puissent investir dans des contenus et des productions propres et ne soient pas contraints de se nourrir exclusivement de programmes à bas prix puisés sur les marchés internationaux, enfin qu'ils aient vocation à servir l'information et l'éducation, ce qui est loin d'être le cas de tous les médias, dont beaucoup sont en fait destinés au seul divertissement.
A l'élargissement du nombre de médias doit répondre l'établissement d'un cadre réglementaire souple, qui leur impose, par exemple pour les télévisions, d'investir dans la production nationale, de respecter des équilibres dans leur programmation, et de prendre des engagements éditoriaux précis : c'est à cette condition que chaque nouvelle chaîne constitue un réel enrichissement du choix proposé au téléspectateur et non un avatar supplémentaire d'un même robinet à programmes international, sans singularité et sans saveur, qui n'apporterait rien de neuf en matière d'information, ni en matière culturelle.
Alors, comment intervenir sans réfréner, comment encadrer sans restreindre, comment favoriser sans exclure, comment autoriser l'innovation sans tout laisser faire et comment préserver les acquis culturels sans accorder de privilèges indus, pénalisant la création et freinant la liberté d'expression ? Vous me permettrez de m'appuyer essentiellement ici sur mon expérience des cinq dernières années, et de l'ouverture numérique du paysage audiovisuel français, en lui donnant les prolongements qu'impose le développement rapide de l'usage d'Internet.
1. Société de l'information et moyens d'information
Nous entrons en effet dans la Société de l'Information, et, au-delà des mots, chacun d'entre nous doit bien comprendre ce que cela signifie en matière de communication, à la fois écrite et audiovisuelle.
Il n'est plus possible aujourd'hui de contraindre au silence un journaliste, ou de l'étouffer sans bruit en le privant de relations avec l'extérieur. La mondialisation des communications, c'est aussi l'impossibilité pour un Etat de faire régner l'omerta sicilienne... en effet Internet donne très vite un relais universel à une information que l'on croyait pouvoir cacher. Un pays ne peut pas s'y risquer, sauf à se déconsidérer devant son opinion nationale, qui aura nécessairement connaissance de la réprobation internationale soulevée par les actions répressives et liberticides qu'il aura mises en oeuvre.
Le retentissement international pris par "l'affaire Taoufik Ben Brik" en Tunisie témoigne bien de cette nouvelle dimension internationale de la liberté de la presse : la réaction de l'union des journalistes algériens a été sans équivoque, comme celle de l'UIJPLF d'ailleurs, plus récemment encore l'attribution à Ben Brick par le quotidien algérien le plus diffusé, El Khabar, du prix international Omar Ourtilane, qui récompense "ceux qui contribuent à promouvoir la liberté d'expression".
On peut, de ce point de vue, être particulièrement sensible à la liberté de ton de la presse algérienne, qui est à mettre au crédit à la fois de ses journalistes et de ses dirigeants, dont je sais qu'ils sont profondément attachés, les uns depuis longtemps, d'autres depuis peu, à l'existence et au développement d'une presse pluraliste et de qualité.
J'insiste aussi sur le fait que les contraintes politiques ne sont pas les seules que l'on peut chercher à exercer : il en est de plus déguisées, qui peuvent être économiques, ou de plus brutales, qui passent par la menace physique. Les journalistes algériens ont prouvé, au cours de la dernière décennie, qu'ils savaient résister aux unes comme aux autres, et ils ont payé leur tribut à l'affirmation de leur liberté d'expression, contre tous les groupes de pression qui pouvaient chercher à avoir barre sur eux, que ce soit à travers le contrôle des imprimeries, du marché publicitaire, ou par l'intimidation violente.
La liberté a un prix, particulièrement élevé parfois, l'Algérie le sait, et les journalistes et les employés de presse algériens sont plus d'une centaine à y avoir laissé leur vie. Ils se sont attiré le respect de leurs confrères du monde entier, je veux ici en témoigner au nom de leurs confrères français. Comme je veux rendre hommage à tous ceux qui dans le monde sont morts pour la liberté d'expression. Avec une pensée particulière pour la victime la plus récente, le directeur de la radio francophone Haïti Inter, Jean-Léopold Dominique, symbole de la lutte contre la dictature et la corruption en Haïti.
La société de l'information permet à chacun d'entre nous de s'immerger dans un océan d'informations avec lequel nous échangeons sans cesse, par voie filaire et hertzienne. Tous les journalistes du monde sont aujourd'hui en réseau, c'est à dire qu'ils savent tous, en temps réel, ce qu'écrivent tous leurs confrères. Comment faire taire une voix discordante ou des questions qui dérangent, dès lors qu'elles peuvent être reprises dans l'instant par des milliers d'autres bouches ?
Dans les prochaines années, cet accès à l'information universelle sera de moins en moins le privilège des seuls journalistes, et chaque citoyen en fera usage, sinon quotidiennement, du moins régulièrement, comme il le fait aujourd'hui des journaux écrits. La consommation de cette information "en ligne" va s'accroître de façon exponentielle, entraînant toutes les industries de "l'infocommunication" dans son sillage. Avec des effets positifs sur l'ensemble de l'économie, que nous observons déjà en France. Le jeu en vaut la chandelle, mais l'entrée dans la société de l'information passe par plusieurs prises de conscience majeures.
Un des effets premiers de ce que l'on nomme aujourd'hui la "nouvelle économie" sera, pour la presse écrite comme dans le secteur audiovisuel, de déplacer le centre de gravité de ce qui était jusqu'alors perçu comme la véritable valeur ajoutée. En un mot, la condition essentielle de la prospérité numérique se détache des supports, passages obligés de l'analogique, soumis à des limites géographiques... pour tenir seulement aux services et aux contenus qu'ils délivrent.
Ce ne sont plus le nombre d'exemplaires imprimés, ni la rareté des canaux de diffusion disponibles qui permet de détenir le pouvoir médiatique, et éditorial, sur les médias de demain. Terminé, le monopole de diffusion accordé à certains journaux ou à certaines chaînes... La condition essentielle pour s'imposer sur le marché de l'information ouvert de demain, c'est la qualité intrinsèque des médias, leur réputation, leur richesse, la diversité et la qualité de leurs contenus.
La seule manière de s'assurer la maîtrise des contenus et la pérennité de certains choix éditoriaux, culturels, moraux, c'est donc d'offrir des services et des contenus de valeur reconnue, capables de rivaliser victorieusement avec les programmes diffusés par les télévisions et les radios concurrentes, non plus seulement dans le même pays, mais à l'échelle d'une région, d'un continent voire de la planète. C'est exactement dans cet esprit que travaille actuellement en France, une radio comme RFI, qui améliore son rayonnement, dans le monde entier, en assurant une information de référence, indépendante, rigoureuse, précise.
Mais cette révolution ne saurait pour autant tout remettre en cause et elle doit au contraire trouver, dans les principes qui guident aujourd'hui les médias, une source d'équilibre, facteur essentiel de son développement.
Les médias développés par les nouvelles technologies de l'information et de la communication, quels que soient les bouleversements qu'ils connaissent, ne doivent pas s'affranchir des valeurs culturelles, philosophiques, humaines sur lesquelles nos sociétés reposent et se construisent depuis des siècles, les principes fondamentaux que sont, par exemple, le respect de la dignité humaine, la protection de l'enfance, et la garantie de l'ordre public, ou encore le pluralisme et l'honnêteté de l'information.
S'y ajoutent d'autres obligations, plus spécifiques à certains secteurs, comme la contribution des chaînes de télévision au développement de la production cinématographique et audiovisuelle, ou encore la défense et l'illustration de la langue française... Autant de valeurs qui participent d'une société de l'information tout à la fois créative et consciente de ses responsabilités.
Comment ignorer en effet, depuis la formule saisissante de Rabelais, que "Science sans conscience n'est que ruine de l'âme" ? Einstein, en ce siècle, a lui aussi su éprouver la difficulté qu'il peut y avoir à concilier les bienfaits d'un progrès technique et les conséquences terribles qu'il peut également produire. Nous sommes face aux mutations médiatiques actuelles dans le cas précis de devoir choisir les usages les plus adaptés d'une technique dont les conséquences ne sont pas toutes connues.
Je donnerai un exemple : le numérique terrestre. A la différence de la diffusion numérique par satellite, qui ne permet pas à un régulateur national de prédéterminer l'offre audiovisuelle sur son territoire, même s'il lui reste possible d'en limiter la commercialisation, la diffusion numérique de terre, par voie hertzienne, permet au régulateur de déterminer la nature des services diffusés sur un territoire défini, tout en ouvrant rapidement et aisément des capacités de diffusion beaucoup plus larges à celles que nous connaissons actuellement
L'élargissement du choix proposé aux téléspectateurs en diffusion hertzienne est bien sûr de nature à freiner l'usage de la réception par satellite, et elle permettra de privilégier, en termes de diffusion, sur le territoire français, des programmes auxquels nous aurons choisi d'accorder la priorité. C'est aussi une manière d'affirmer une souveraineté culturelle et audiovisuelle face à la mondialisation des communications.
2. Pluralisme et liberté
J'ai parlé des mutations que l'audiovisuel français vient de connaître en très peu de temps. Il n'est pas un jour sans que l'arrivée d'un procédé technique jusque-là balbutiant, ne vienne transformer les contours d'un marché dont la seule permanence demeure sa faculté à se modifier et à nous surprendre. L'erreur serait aussi de vouloir trop anticiper.
Les télévisions, les radios et les journaux écrits de demain, comme Internet, seront d'abord et avant tout ce que les créateurs et les opérateurs en feront. Il est évident que les régulateurs de l'audiovisuel ne doivent ni ne peuvent freiner la multiplication des sources d'images : leur rôle est au contraire de la favoriser en soutenant l'émergence de nouveaux opérateurs, de nouveaux réseaux, qui accélèrent et facilitent la communication entre les peuples et les continents.
Etablir un socle de valeurs communes et partagées n'est pas, comme on le craint trop souvent, une contrainte ou un frein, c'est à l'inverse une formidable rampe de lancement pour que se développent des programmes créatifs, innovants, mieux à même de rendre compte de toutes les diversités culturelles, de toutes les expressions artistiques et de toutes les sensibilités.
Car tout reste toujours à réinventer : les formats de journaux, les genres de programme, les déclinaisons thématiques, l'articulation des grilles et des bouquets satellites, les services interactifs, les pôles internet... Mais cette capacité d'invention repose avant tout sur l'indépendance et la liberté des responsables éditoriaux. C'est elle qu'il faut privilégier, en faisant le pari de la diversité.
Depuis maintenant onze ans, le Conseil supérieur de l'audiovisuel, autorité administrative indépendante, est parvenu à séparer de façon claire et tranchée audiovisuel et pouvoir politique, il a inscrit son action dans la recherche constante d'un espace de plus en plus large pour une liberté de communication fondée sur la responsabilité des médias, il a enfin développé des passerelles avec d'autres instances de régulation du monde entier pour définir des consensus déontologiques, respectueux de la liberté de communiquer et des différences culturelles.
Nous avons eu, dans ce développement, un rôle dont je suis particulièrement fier, se tenant toujours à la disposition de tous les partenaires de la France, en Afrique en particulier, pour partager son expérience, recevoir des délégations, mettre ses ressources techniques, juridiques et humaines au service des nouvelles instances qui se sont créées, ainsi que pour développer différents réseaux de coopération entre les instances.
Nous accueillerons par exemple dans quelques jours la prochaine réunion de la Plate-Forme européenne des Régulateurs, EPRA, à Paris, nous hébergeons le Secrétariat permanent du réseau des régulateurs méditerranéens, nous accueillons, une année sur deux, le Sommet du Réseau des instances africaines de régulation de la communication, nous avons été à l'origine avec le Conseil pour la radiodiffusion et les télécommunications canadien, du premier sommet mondial des régulateurs.
Je tiens à dire de la manière la plus claire aujourd'hui, en ouverture de ces quatrièmes journées de la presse arabe francophone qui se tiennent à Alger que nous nous tenons à la disposition de nos amis algériens, dans ce même esprit de coopération, pour que nous puissions travailler en commun à l'essor audiovisuel du bassin méditerranéen dans lequel l'Algérie doit prendre une part décisive.
Envisager une coopération internationale entre régulateurs et opérateurs participe d'un effort de dialogue nécessaire et constructif puisque chacun de nos pays a ses usages, ses habitudes, sa culture, et l'audiovisuel y a souvent une place façonnée à la fois par l'histoire, l'économie, mais aussi le fonctionnement démocratique de nos institutions respectives. C'est pourquoi il est extrêmment intéressant pour nous tous de dialoguer, et d'entendre tous nos partenaires expliquer comment ils conçoivent leur rôle et dans quelles directions ils souhaitent se diriger.
La logique de la régulation ne saurait être réalisée sans une prise en compte permanente des réalités locales et des attentes des auditeurs, des téléspectateurs et des opérateurs. L'impartialité est une des valeurs fondamentales du Conseil supérieur de l'audiovisuel et nous l'exprimons, à travers notre pratique permanente du consensus, à travers notre volonté de parvenir toujours à l'accord des consciences et des opinions afin de ne prendre de décisions définitives que quand nous sommes certains que toutes leurs conséquences ont été précisément pesées, et acceptées, par toutes les parties en présence.
La recherche du consensus, ce n'est pas la volonté de confondre les opinions en une seule, de masquer les disparités et les divergences : c'est simplement la nécessité, au sein de la communauté humaine, de mettre en oeuvre des solutions sur lesquelles peut se réaliser l'accord de toutes les consciences. Le consensus, ce n'est jamais la confusion ni l'à peu près, c'est au contraire la définition extrêmement précise de l'intérêt collectif, c'est la recherche du bien commun au travers des "mutuelles différences", l'aboutissement d'un dialogue fécond.
La démarche de réconciliation nationale et de dépassement des divisions internes par la "concorde civile", qui a été engagée par le Président Bouteflika et qui a emporté une aussi large adhésion dans le peuple algérien, nous paraît inspirée par les mêmes valeurs et c'est la raison pour laquelle la France ne peut que souhaiter accompagner ce mouvement.
Je crois que nous devons mettre au service du développement et de l'ouverture médiatique, en France, en Algérie et dans le reste du monde, les vertus de l'équilibre, de la tolérance, du pluralisme et de la préservation des identités, que notre pays défend aujourd'hui dans les enceintes internationales et que nous considérons comme nos missions prioritaires.
Dans cet esprit nous avons tenu à donner un signal fort en direction de la République algérienne, cette année, avec le conventionnement de Canal Algérie, le programme édité par la RTA en direction des Algériens de l'étranger : ce programme, ainsi qu'un certain nombre de programmes radiophoniques, pourra désormais être repris sur les réseaux câblés français, et j'ai le plaisir de vous annoncer que nous avons d'ores et déjà enregistré la modification des plans de services des réseaux de Paris et de la Région parisienne, qui reprendront ces chaînes dans les prochains jours.
De la même manière, nous sommes prêts à travailler aux côtés de nos interlocuteurs algériens pour la mise en place éventuelle d'un organisme de régulation de l'audiovisuel, s'ils le souhaitent, qui serait à même d'orchestrer, le moment venu, l'ouverture du paysage audiovisuel algérien, l'apparition de stations de radio voire de chaînes de télévision privées. En effet, les deux choses ne sont pas dissociables : l'ouverture aux médias privés est intrinsèquement liée à l'adoption de méthodes de régulation modernes, faisant respecter des principes de neutralité et d'impartialité.
3. Les nouveaux défis de la communication
La "convergence numérique" nous place face à de nouveaux défis que tous les hommes de communication doivent désormais relever ensemble.
La "convergence numérique", c'est le rapprochement dans un même environnement technologique de l'ordinateur, de la télévision et du téléphone, mais aussi, avec Internet, de la radio et de la presse écrite.
Cette évolution comporte des avantages appréciables : en particulier, elle permet à toutes les créations de l'esprit de franchir instantanément les frontières. Jamais la pensée et son expression n'ont été aussi libres que sur les nouveaux réseaux.
Mais cette évolution comporte également un risque majeur qu'il ne faut pas masquer : l'unification et la disparition des différences. S'il est nécessaire d'engager une coopération internationale pour comprendre les évolutions en cours, cela ne signifie pas forcément qu'il faille envisager l'ouverture absolue des marchés de l'information et de la culture, ni l'abandon de toutes les dispositions spécifiques qui protègent la création, l'expression linguistique, les différences de traditions philosophiques ou morales.
Dans le domaine des médias, il s'agit aussi de réfléchir à l'autre condition de la liberté d'expression : l'indépendance par rapport aux marchés internationaux. Il n'y a pas aujourd'hui pour les pays de la taille des pays européens une authentique souveraineté culturelle sans barrière de protection et sans incitations fortes en direction des opérateurs pour qu'ils diffusent et produisent des contenus européens. C'est également la position du Canada vis à vis des Etats-Unis, et le défi qui attend l'Algérie, mais aussi le Maroc, l'Egypte et la Tunisie, pour que le Maghreb parvienne à intégrer ses productions audiovisuelles propres aux échanges internationaux.
Il y va de la survie de nos médias, de leurs héritages spécifiques, comme des oeuvres de qualité qu'ils sont capables de produire, et qui sont susceptibles de séduire d'autres publics à travers le monde. Car nous ne devons pas converger vers un système de production culturelle hégémonique et unitaire, nous devons renforcer nos spécificités et nos différences.
Une culture, c'est une identité, c'est une manière de se situer et de comprendre son rapport aux autres, au sein d'une humanité qui tend à ne faire désormais qu'une seule communauté. Et c'est dans la mesure même où la communication devient mondiale, où l'information est immédiate d'un bout à l'autre de la planète, que les cultures et l'éducation prennent une importance décisive dans la construction des identités de demain.
J'ai eu la chance d'être, à des moments très différents de ma vie, un modeste artisan du dialogue des cultures et des identités, ou tout au moins un témoin privilégié de leurs rencontres, alors même que leur co-existence était d'emblée vécue sur un mode d'hostilité ou de concurrence vive. Je ne reviendrai pas sur la coopération que j'ai pu apporter, et dont je suis fier, dans les premières années de la République algérienne, aux côtés de ses dirigeants, Ahmed Ben Bella, Abdelaziz Bouteflika, Béchir Boumaza.
Mais je voudrais évoquer d'autres expériences : celle de l'Ecole interétatique de journalisme de Yaoundé, créée en 1970, par une volonté commune d'une dizaine de pays africains de se doter d'un institut de formation au journalisme qui leur soit propre, et que j'ai dirigée jusqu'en 1976, avant l'Ecole supérieure de journalisme de Lille, ou celle du Centre d'enseignement des sciences et techniques de l'information (CESTI) de Dakar, ouvert à tous les pays d'Afrique de l'Ouest.
Si ces pays avaient besoin d'un tel lieu de formation, c'est parce que la conception de l'information est différente, selon les sociétés et leurs héritages culturels, selon les habitudes et les traditions diverses dont elle est le fruit. Il y a évidemment des choix à faire dans la hiérarchisation des nouvelles, qui ne s'inspirent pas des mêmes critères selon les pays, il y a des responsabilités à prendre qui n'ont pas la même portée.
De même, la force émotive d'une image est différente dans toutes les civilisations, sans même parler de ce qui touche aux deux grands tabous de l'humanité que sont le sexe et la mort. Le monde entier ne peut pas se reconnaître dans un même miroir, même si ce miroir s'appelle CNN et qu'il prétend informer la planète entière. Car la focale de CNN est centrée sur Atlanta. Lorsque l'on regarde la carte du monde que l'on distribue aux écoliers d'Atlanta, où se trouvent l'Algérie et la France ? Très loin, à droite de la carte, au delà de l'Océan, sur d'autres continents, qui paraissent presque, à cette distance, n'en faire qu'un... Comment éviter que l'information algérienne et française, vue d'Atlanta, ne soit pas un peu shématique ?
Si nous voulons que le village global soit partout à la fois, nous devons préserver la diversité des regards, l'entrecroisement des univers de références. En assurant d'abord la résistance de notre propre vision du monde. Pour que toutes les visions soient simultanées, encore faut-il qu'elles coexistent. Il faut que nos enfants puissent encore penser le monde à partir de ce qui forme leur environnement immédiat.
Et pour cela il faut que la culture et les valeurs de leur univers de proximité soient toujours vivaces sur les nouveaux réseaux, toujours féconds. C'est l'ambition et l'horizon d'action que nous devons ouvrir à la jeunesse de nos pays, qui brûle de s'y engager et d'y prouver à la fois sa créativité et sa maturité. Les nouvelles générations piaffent d'impatience face à ce monde de la communication mondiale qu'elles sont appelées à construire, et nous avons la responsabilité de leur en donner les outils.
Le développement rapide des technologies de l'information est un enjeu majeur pour conforter les identités des pays du Sud, pour qu'elles trouvent une nouvelle vigueur sur les marchés internationaux, où elles ne subiront plus les handicaps que constituent le contrôle des réseaux de distribution par les pays du Nord. Aujourd'hui, des créateurs d'entreprises multimedia apparaissent sur tous les continents, un dynamisme culturel et intellectuel qui ne trouvait pas hier à s'exprimer reprend son essor gagnant une nouvelle dimension : ils peuvent être les artisans d'un grand rattrapage où l'Algérie a des cartes neuves à jouer.
Le travail de formation et d'adaptation aux réalités de proximité que nous jugions essentiel il y a vingt ans pour le journalisme classique, nous devons aujourd'hui le reporter sur les nouveaux enjeux de la communication planétaire pour faire en sorte qu'elle permette de conforter les identités et de faire fructifier ce qui est actuellement la diversité des peuples et des inspirations.
Il va de soi que la question de la liberté et de la responsabilité des journalistes est d'autant plus cruciale que leurs productions sont immédiatement lisibles dans lemonde entier. Or ce à quoi on assiste souvent, sur beaucoup de sites Internet qui diffusent des informations, c'est à une dévalorisation de la fonction des journalistes qui sont de moins en moins formés, de moins en moins avertis des principes à la fois professionnels et déontologiques qui s'attachent à l'exercice de leur métier.
Il est donc essentiel que dans tous les pays, la formation des journalistes aux nouveaux médias soit plus largement assurée, et que les promotions des écoles de journalistes soient plus nombreuses pour répondre à ces nouveaux besoins. La société de l'information ne doit pas être la société du doute et du soupçon généralisé, parce que personne ne serait plus certain d'aucune des informations démultipliées et répétées par des milliers de sites qui les relaient aujourd'hui sans les vérifier.
Pour cela, les sites Internet doivent être responsables des informations qu'ils diffusent, et cette responsabilité, qui dans beaucoup de pays n'a pas encore de traduction juridique ou légale, doit relever à la fois du droit de la presse et du droit de l'audiovisuel.
Sur ces nouveaux supports, comme pour la presse écrite et l'audiovisuel, qui restent toujours les médias les plus importants, il est clair que la liberté n'a de sens que si elle s'exerce dans des règles d'honnêteté et de transparence vis-à-vis d'autrui et de la collectivité.
La liberté d'expression et la liberté de l'information sont à la fois essentielles à la construction de sociétés démocratiques et nécessairement réglées et organisées par la responsabilité individuelle de chaque journaliste et de chaque publication, qui doit être formé à cette fonction : la formule que j'employais à Yaoundé me paraît toujours valable, le journaliste doit n'être ni un griot servile, ni un détracteur stérile.
En conclusion
Pour résumer cette réflexion, je dirai que l'évolution de l'audiovisuel algérien doit lui permettre de sauter rapidement plusieurs étapes, pour qu'il devienne un partenaire à part entière des échanges numériques internationaux.
D'une part, les années qui viennent doivent permettre à l'Algérie, comme vous en avez exprimé la volonté à plusieurs reprises, d'ouvrir l'audiovisuel classique, pour donner un nouvel élan à la production d'oeuvres capables d'incarner l'héritage culturel du Maghreb, et nous connaissons tous les cinéastes, réalisateurs et auteurs de grand talent qui sont capables de donner à cette volonté clairement exprimée une traduction concrète. En faisant confiance à la liberté de ses journalistes, l'Algérie prendra une part croissante aux nouveaux flux d'information qui structurent l'espace médiatique international.
Dans le même temps, il est important que le passage de l'Algérie à la société de l'information puisse se faire très rapidement, par un soutien délibéré au développement de la téléphonie, de la création de sites Internet, et de l'utilisation des nouveaux réseaux numériques, qui donneront de nouveaux moyens de rayonnement et d'expression aux journalistes et aux créateurs algériens, non seulement en Algérie, mais dans le reste du monde.
Je puis vous assurer que dans cette double démarche, si l'Algérie le souhaite, l'ensemble des acteurs français des entreprises de communication sont et seront durablement les partenaires naturels des acteurs algériens.
Hervé Bourges
président du CSA,
membre de l'UIJPLF.
Alger, 3 mai 2000